STALINE ET STALINISME

STALINE ET STALINISME
STALINE ET STALINISME

Staline n’est pas un théoricien; il n’a pas écrit d’œuvre remarquable. C’est un praticien. Aussi le stalinisme est-il moins une doctrine qu’une expérience. Celle-ci est ambiguë. De grands accomplissements industriels, sociaux, militaires s’accompagnent d’immenses calamités: déportations, tortures, exécutions, terreur. Staline est-il un génie ou un monstre? Un disciple ou un usurpateur? Un homme d’acier ou un despote? On ne peut répondre sans tenter de dresser un bilan de son œuvre. Mais ce bilan soulève d’autres questions.

Selon Marx, dont se réclament Lénine, Staline et leurs successeurs, «les hommes sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des relations qui y correspondent». Les ambiguïtés du stalinisme sont-elles dues aux forces et aux relations de production? Sont-elles dues à l’homme, à Staline? Dans le premier cas, c’est la société soviétique qui est mise en cause; dans le second, c’est la théorie dont cette société s’inspire.

On peut considérer les choses d’une autre manière: l’histoire de Staline est celle d’un règne; quelle que soit l’idéologie justificatrice, ce règne se définit comme absolu, il n’admet d’autres lois que celles de son propre mouvement: dès lors, «tout est permis». On sait où cela conduit.

Au-delà du marxisme, l’expérience stalinienne invite à une réflexion sur la nature du pouvoir, sur les limites de l’action politique, sur les rapports entre absolu et relatif. «La tyrannie, a dit Pascal, est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre.»

1. L’homme

Les années obscures (1879-1917)

Iossif [Joseph] Vissarionovitch Djougatchvili naît à Gori en Géorgie en 1879. Son père, Vissarion, cordonnier, meurt en 1890. Sa mère, Catherine Guéladzé, qui vivra jusqu’en 1936, le met à l’école puis au séminaire de Tbilissi (Tiflis), d’où il est exclu en 1899. À partir de 1901, le jeune homme, connu par son diminutif de Sosso puis sous le pseudonyme de Koba, entreprend dans son pays natal une activité d’agitateur. Ce qui le pousse, selon sa fille, Svetlana, c’est plus le désir de s’élever, l’envie de se venger d’une société où il est né trop bas, que l’idéalisme ou la générosité. Bolchevik en 1904, il est plusieurs fois arrêté, exilé. Il s’évade, organise au Caucase en 1907 des «expropriations» (hold-up) pour le bénéfice du parti. Coopté en 1912 au Comité central du parti bolchevik que Lénine vient d’organiser définitivement, il aura le temps, avant d’être exilé à Touroukhansk, en Sibérie, où il reste jusqu’en février [mars du calendrier occidental] 1917, de publier un article signé «Staline» («l’Homme d’acier») et portant sur Le Marxisme et la question nationale (1913). C’est Lénine, rencontré pour la première fois en 1905, qui lui en a donné le schéma, sinon toute la matière.

Sur ces trente-sept années, la première moitié de son existence, on a peu de données sûres. Son père était-il ouvrier, artisan ou chef d’une petite entreprise? Lui-même était-il travailleur, comme le dit sa mère, ou paresseux? Dans les cercles socialistes, où il n’a joué qu’un rôle modeste, inspirait-il confiance ou défiance? A-t-il eu des rapports avec la police ou non? À quel moment s’est révélée la rudesse de son caractère, ce «cœur de pierre» dont il parle lui-même après la mort de sa première femme, Catherine Svanidzé, en 1906.

Un trait cependant se découvre, c’est le désir de s’imposer. Il y a quelque chose de naïf, mais aussi d’inquiétant, dans l’idée qu’à l’époque il se fait d’un «grand homme»: «Un grand homme est supposé arriver en retard à la réunion, de façon que le public impatient fasse silence, au milieu des chuchotements: attention, taisez-vous, il arrive!» (Staline, So face="EU Caron" カinenja , t. VI, p. 54). Pour s’imposer, il ne peut compter ni sur ses connaissances, ni sur ses exploits, ni sur ses relations. Il lui reste une volonté concentrée, un jugement sans illusions, le calcul, la patience et la ruse.

L’apprentissage (1917-1924)

Revenu à Petrograd en février [mars] 1917, Staline prend avec Kamenev la direction de la Pravda où, à l’étonnement des militants bolcheviks, il prescrit de soutenir le gouvernement provisoire. Dès l’arrivée de Lénine et la proclamation des thèses d’Avril, hostiles au gouvernement provisoire, il se range derrière le «grand homme» qu’il va désormais servir, non sans arrière-pensées. Élu membre du nouveau Comité central à la fin d’avril, il est avec Lénine pendant les journées qui précèdent le 25 octobre [7 nov.]. Dans le gouvernement insurrectionnel, il reçoit le poste de «commissaire du peuple aux nationalités». Dans le parti, il est membre du Bureau politique, le Politburo, créé d’abord à titre provisoire et devenu le Comité de salut public de la nouvelle révolution.

Parvenu ainsi à des responsabilités élevées, il reste cependant inconnu des masses. Pourtant, il a commencé à recruter ceux sur lesquels il s’appuiera plus tard, les praticiens dont «la main ne tremble pas», ceux qui se soucient moins de théorie que de succès: K. Vorochilov, V. Molotov, L. M. Kaganovitch et bien d’autres. En août 1918, envoyé par Lénine, il épure Tsaritsyne (devenue Stalingrad de 1925 à 1961) menacée par les Blancs, mais se querelle avec Trotski, commissaire à la guerre, dont Vorochilov et lui n’exécutent pas les consignes. En 1919, il participe à la mise en défense de Petrograd contre le général Ioudénitch. Nommé, la même année, commissaire à l’inspection ouvrière et paysanne (le Rabkrin), organisme chargé de contrôler (et d’épurer) les administrations publiques, il est, dès ce moment, en rapport étroit avec la Commission extraordinaire, la Tchéka. Devenu en 1922 secrétaire général du Comité central, poste considéré alors comme administratif, il est le maître de la politique des cadres. Il se fait craindre ainsi de ses subordonnés, mais aussi de ses rivaux.

Pendant ces premières années, son action publique concerne surtout les «nationalités», les minorités nationales. Tandis que Lénine, Boukharine et d’autres discutent sur le problème national, Staline s’en tient à une idée simple: les peuples ont, certes, le droit de disposer d’eux-mêmes, mais c’est au prolétariat d’exercer ce droit et, à l’intérieur du prolétariat, à son avant-garde, le parti communiste. Ainsi les partis communistes d’Ukraine, de Géorgie, d’Asie centrale ou d’ailleurs se rallient à la république soviétique en formation; l’Armée rouge y est pour quelque chose.

Lénine tolère le plus souvent ces méthodes. Mais, à partir de 1922, il s’oppose au centralisme excessif du projet de constitution élaboré par Staline pour l’U.R.S.S., ainsi qu’à la brutalité dont le secrétaire général fait preuve en Géorgie. À la suite de ces heurts, Lénine, dans la lettre qu’il prépare pour le prochain congrès du parti, lettre connue plus tard sous le nom de Testament, déclare que Staline est trop «grossier» pour être maintenu au secrétariat général.

Pendant cette période, Staline se présente et sans doute se conçoit comme le fidèle «agent d’exécution» de Lénine, celui qui, loin des débats d’idées, fait marcher la machine. Il apporte à ces tâches, considérées comme ingrates, ses qualités propres: organisation, obstination, absence de scrupules et de principes. Il a épousé en 1918, en secondes noces, Nadejda Alliloueva, âgée de dix-sept ans. Celle-ci se donnera la mort en novembre 1932, révoltée par la grossièreté de son mari et la cruauté de sa politique, lui laissant deux enfants: Svetlana, aujourd’hui ressortissante américaine, et Vassili, mort en 1962.

L’homme en lui-même

Lorsque, après la mort de Lénine (1924), Staline commence sa marche au pouvoir, sa personnalité est définitivement formée. Les traits positifs existent: un certain humour, une dignité paysanne héritée sans doute de sa mère, la capacité de se taire, le sens du concret, une volonté forte. Les traits négatifs sont plus connus: défiance, rudesse, misanthropie, cruauté; mais ils ne sont pas toujours visibles. Si Staline, un jour, confie à Kamenev qu’il n’y a rien de meilleur que d’aller dormir après avoir exercé enfin une vengeance longuement mûrie, il est habituellement très dissimulé. Affable avec ceux qu’il guette, implacable avec ceux qu’il dirige, il est connu pour mêler aisément le faux et le vrai. Il distingue l’algèbre (le langage) de l’arithmétique (la réalité), dissimulant l’une derrière l’autre et se dérobant ainsi à toute prise.

Deux hommes qui l’ont bien connu, Boukharine, exécuté en 1938, et le Yougoslave Milovan Djilas, ont émis sur lui des jugements plus originaux que ceux de Khrouchtchev en 1956. «Staline est malheureux, confie Boukharine en 1933 à une personnalité menchevik, de ne pouvoir convaincre tout le monde, y compris lui-même, qu’il est le plus grand de tous. C’est là son malheur, peut-être l’unique trait humain en lui. Mais ce qui cesse d’être humain, c’est qu’il ne peut s’empêcher de se venger de son «malheur» sur les hommes et précisément sur ceux qui sont par quelque côté plus grands et meilleurs que lui» (cf. Le Contrat social , vol. VII, no 4, Paris, juill.-août 1964). «Tout bien pesé, conclut Djilas, Staline [...] tout en se référant à un système d’idées abstraites, absolues et utopiques, n’avait en pratique d’autre critère que le succès. Cela signifiait violence, extermination morale et physique» (Djilas, Conversations avec Staline ).

L’œuvre écrite

L’œuvre politique de Staline est essentiellement d’ordre pratique. Le léninisme, écrit-il en 1924, c’est «l’union de l’élan russe et de l’activisme américain». Cet homme d’action a pourtant laissé treize tomes d’écrits (trois tomes supplémentaires, non encore publiés en U.R.S.S. au moment de sa mort, ont paru aux États-Unis).

L’œuvre est surtout composée de discours, adresses, allocutions et rapports. Parmi les écrits «théoriques», on relève, en dehors de l’article de 1913 sur La Question nationale, déjà mentionné, quelques textes des années 1924-1926: Les Fondements du léninisme (1924), Les Questions du léninisme (1926), Matérialisme historique et matérialisme dialectique (1938), enfin Les Problèmes économiques du socialisme, publié en 1952 à la veille du XIXe congrès du Parti communiste de l’U.R.S.S. On peut y ajouter l’Abrégé de l’histoire du Parti communiste, rédigé par M. B. Mitine et publié en 1937, mais dont Staline a revendiqué la paternité. Il s’agit soit de polémiques (contre Trotski, contre Zinoviev, contre certains économistes), soit d’écrits de vulgarisation, présentant sous une forme simplifiée (souvent par questions et réponses) les principes élémentaires d’un marxisme ramené à sa plus simple expression: mouvement dialectique, rôle du prolétariat, nécessité du recours à la force, rôle de la dictature, etc. Les discours ont été prononcés lors des principales assises du parti ou à l’occasion d’événements et doivent être lus en relation avec les problèmes de l’époque. Les plus connus sont le rapport présenté au XVIIIe congrès du parti en mars 1939, les discours du temps de guerre, le discours électoral de février 1946, enfin l’allocution de clôture du XIXe congrès en octobre 1952.

2. Le secrétaire général

Les choix décisifs (1924-1930)

À la mort de Lénine, mais en fait dès 1921, se pose pour le Parti bolchevik la question du sort de la révolution. Non seulement elle n’a pas débordé des frontières de la Russie, mais, à l’intérieur, elle a perdu son élan. Il ne s’agit plus d’enthousiasme et de passion, mais de labeur et d’administration. Lénine, dans ses derniers écrits, a multiplié les appels à la prudence: alphabétiser les masses, régénérer le parti, développer les coopératives, électrifier, éduquer, patienter. «Apprendre, toujours apprendre!» Si l’on suit ce programme, ne risque-t-on pas l’enlisement de la révolution, Thermidor? Si l’on se lance dans l’industrialisation massive, ne va-t-on pas se couper des masses paysannes, l’immense majorité du pays? Ce débat d’une grande portée est exacerbé par les rivalités, personnelles. Staline maintient d’abord les consignes de Lénine. L’opposition de gauche, s’abritant derrière Trotski, prône l’industrialisation lourde, la marche rapide au socialisme, le développement permanent de la révolution. La droite, guidée par Boukharine et A. Rykov, affirme, avec la nécessité de la prudence, la possibilité de progresser vers le socialisme sans bouleversements, internes ni externes. Les uns côtoient l’aventurisme, les autres le révisionnisme. Staline, pour abattre Trotski, l’accuse de vouloir la «révolution permanente», à laquelle il oppose le «socialisme dans un seul pays», la poursuite de la révolution en Russie en attendant une nouvelle phase d’expansion. Il se pose ainsi en théoricien. Il prend ses distances avec Trotski comme avec la droite. D’une pierre, il fait trois coups.

Allié en 1924 à Kamenev et à Zinoviev contre Trotski, Staline se maintient au secrétariat général, malgré le testament de Lénine. Il contraint Trotski à quitter le Commissariat à la guerre en janvier 1925. Puis il se retourne contre Zinoviev et Kamenev, qui ont rallié Trotski, et s’appuie sur la droite (XIVe congrès du Parti bolchevik, déc. 1925). L’opposition de gauche, isolée en 1926, est vaincue et expulsée au XVe congrès (déc. 1927). Trotski, exilé à Alma-Ata en février 1928, est banni en 1929.

Staline, reprenant alors à son compte les thèses de la gauche abattue, se sépare de la droite. Il lance en 1928 le premier plan quinquennal dans sa version la plus radicale et, en automne 1929, la collectivisation des terres. Au prix de crises dramatiques, celle-ci sera menée à bien en 1933. Dans cette nouvelle phase, N. I. Boukharine, A. J. Rykov, M. P. Tomski sont vaincus ou contraints de s’effacer. Le pays est bouleversé dans ses profondeurs. Mais Staline a réussi à s’imposer, lui et sa «révolution par en haut». Condamnant la droite comme la gauche, maître de la police et des cadres, il fait célébrer en décembre 1929 son cinquantième anniversaire comme une fête nationale. Lénine, en 1920, avait fêté le sien autour d’une tasse de thé.

La victoire de Staline n’est pas celle d’une idée. Elle est moins le fait d’un homme que d’une méthode. Face à des adversaires fidèles au mythe de la sagesse du parti, il n’a pas grand-chose à craindre. Ces derniers n’osant jamais en appeler au pays, il les invite à s’expliquer devant les congrès du parti, qu’il contrôle. Les militants, à chaque fois, lui donnent raison. Il est le maître, mais pour autant que son autorité sur le parti demeure intacte. Or, ses adversaires d’hier sont toujours là. Ils peuvent revenir. «Seuls les morts ne reviennent pas», a dit Fouché.

La crise (1930-1934)

Staline, qui s’est identifié aux «bâtisseurs», aux «réalistes», se heurte dans l’application du programme de 1928-1929 à des difficultés colossales.

La production industrielle augmente selon des courbes foudroyantes, mais au prix d’épreuves très dures, dans lesquelles s’usent les réserves de dévouement enfouies dans les masses. Pour intimider les faibles et stimuler les fanatiques, commencent les procès publics qui vont caractériser l’ère stalinienne: procès de Chakhty en 1928, procès du «parti industriel» en 1930, où apparaissent les «saboteurs», les «diversionnistes», les «agents» étrangers, boucs émissaires des retards et difficultés de toutes sortes.

Dans les campagnes, la politique suivie a des conséquences catastrophiques. Staline lui-même est obligé de rappeler la prudence à ses subordonnés. Il dénonce en mars 1930, dans la Pravda , «le vertige du succès». Les abattages de bétail, les déportations, les exactions conduisent à la famine des années 1932-1933, qui porte le nombre des victimes à plusieurs millions de personnes.

Comment de telles secousses ne produiraient-elles pas des vagues de mécontentement, d’autant plus fortes que, refoulées, elles ne peuvent s’apaiser par la discussion, la protestation, la manifestation? C’est donc à l’intérieur du parti que se révèlent les courants qui agitent l’opinion tout entière. Staline doit réagir s’il ne veut pas voir renaître les tendances et les fractions, qu’il a eu tant de mal à vaincre entre 1925 et 1929. Il faut qu’il puisse éliminer du parti toutes les résistances, y compris celles qui ne se sont pas encore manifestées.

Au XVIIe congrès, le congrès des «vainqueurs», Staline lance un appel à la vigilance. Il dénonce les militants qui croient que l’Union soviétique est parvenue au seuil du socialisme et qui «s’apprêtent à poser les armes pour prendre un peu de repos». Ces paroles visent tous ceux qui, désirant une pause, cherchent peut-être à limiter les pouvoirs du secrétaire général.

Le cauchemar (1934-1939)

Le 1er décembre 1934, Serge M. Kirov, secrétaire du parti pour la région de Leningrad depuis la chute de Zinoviev en 1926, est assassiné. Staline, qui n’est pas, semble-t-il, sans responsabilités dans l’attentat, organise aussitôt une répression dont la pointe est tournée vers le parti et, dans celui-ci, contre ses anciens ennemis. L’attentat est imputé aux «trotskistes». Zinoviev et Kamenev sont arrêtés et condamnés à des peines de prison. Les divergences se transforment en délits. Ceux-ci deviennent des crimes.

Pendant les années 1935-1936, Staline prépare les instruments de l’épuration qui va s’abattre sur le pays: lois draconiennes (en 1935, loi prévoyant la peine de mort pour les enfants au-dessus de douze ans), réorganisation de la police, le N.K.V.D. (Commissariat du peuple aux affaires intérieures), sous les ordres de G. G. Iagoda. Staline, en même temps, charge Boukharine et K. Radek de préparer une constitution modèle qui, promulguée en décembre 1936, sera présentée comme «la plus démocratique du monde». Algèbre ici, arithmétique là.

De 1936 à 1938 se succèdent les procès publics avec confession des accusés, accompagnés d’une vague d’arrestations et de déportations qui touche pratiquement chaque foyer: en août 1936, procès des seize (Zinoviev, Kamenev, I. N. Smirnov...), tous condamnés à mort; en janvier 1937, procès des dix-sept (Iou. L. Piatakov, Radek, L. P. Serebriakov, G. I. Sokolnikov...), tous condamnés à mort, sauf trois, dont Sokolnikov et Radek; en juin 1937, procès à huis clos du maréchal Toukhatchevski et de sept généraux de haut rang, dont le général I. E. Iakir; en février 1938, procès des vingt et un (Boukharine, Rykov, Rakovski, N. N. Krestinski, Iagoda...), dont dix-huit sont condamnés à mort.

Au début de 1937, devant le Comité central, Staline avait affirmé à nouveau qu’à mesure du renforcement du socialisme la lutte de classes devenait plus âpre. C’était la justification d’une épuration sans fin. Au début de 1938, Iagoda, à son tour, passe en jugement. Il est remplacé par N. I. Iejov, lui-même exécuté en 1939 et remplacé par L. P. Beria. Lorsque, avec l’arrivée de Beria, la répression se stabilise, on admet qu’ont été arrêtés plus de sept millions de citoyens, dont au moins trois millions ont péri. Dans le parti, la composition des délégations aux congrès permet de saisir les transformations intervenues: sur les 1 966 délégués du XVIIe congrès, 1 108 ont été arrêtés entre 1934 et le congrès suivant (mars 1939). Dans l’armée, l’épuration a éliminé 3 maréchaux sur 5, 60 généraux de corps d’armée sur 65, 136 généraux de division sur 199 et environ 35 000 officiers sur 70 000. Les cadres du pays ont été décimés.

Staline sort des années de répression entouré d’un halo de terreur qui forme désormais l’essentiel de son pouvoir.

Face à ces événements, il faut mettre en balance les autres aspects du bilan: la création de grandes industries, notamment d’armement, les grands canaux et voies de communication, les barrages et la production d’énergie, le charbon, l’acier. On peut ajouter l’alphabétisation, la formation des cadres, la création à partir de 1935 d’une armée disciplinée et entraînée, tout ce qui caractérise la puissance du pays.

En définitive, le bilan, pour peu qu’on y introduise le facteur éthique, paraît négatif; il le reste même si l’on se borne à poser le problème du moral, non celui de la morale.

3. Le mouvement communiste

Le Komintern

Staline n’est pas internationaliste. Son horizon est limité à la Russie et à ses confins. Il ne parle aucune langue étrangère. En 1918, lors du débat sur la paix de Brest-Litovsk, il se fait rabrouer par Lénine, lorsqu’il se montre sceptique sur la possibilité d’un mouvement révolutionnaire en Europe. Quand, après 1925, il s’intéresse aux partis communistes étrangers, c’est pour leur imposer la discipline la plus stricte, notamment au travers de leur «bolchevisation». À partir de ce moment, la tactique du Komintern (abréviation russe d’Internationale communiste) se modèle sur celle du parti soviétique. Tant que Staline combat Trotski et la gauche, il soutient en Chine l’expérience de droite lancée en 1923, qui se concrétise par l’incorporation des membres du Parti communiste chinois dans les rangs du Guomindang (Parti national du peuple). La tentative s’achève par un désastre en 1927, et Staline subit les sarcasmes de Trotski. Il donne alors un coup de barre à gauche. En décembre 1927, le VIe congrès du Komintern lance les partis communistes à l’assaut non pas de la réaction, mais des partis sociaux-démocrates, dénoncés comme l’instrument choisi par le capitalisme pour scinder la classe ouvrière. Cette tactique sectaire, maintenue en Allemagne jusqu’en 1933, contribue à la prise du pouvoir par Hitler. En 1935, la ligne change à nouveau: au lieu de la lutte contre les «social-traîtres», on ordonne l’entente avec eux, la création de fronts populaires, l’union contre le fascisme. Ce sont les mots d’ordre du VIIe congrès de l’Internationale en août 1935. On reconnaît dans ces changements successifs les fluctuations de la politique de l’État soviétique. Après une embardée vers la gauche de 1939 à 1941, la tactique du «front national» est proclamée à nouveau en 1941. Elle ne varie plus guère jusqu’à 1953.

Le Kominform

Après la victoire de 1945, un fait nouveau s’est produit. Dans dix pays (Albanie, Allemagne de l’Est, Bulgarie, Chine, Corée du Nord, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), des régimes communistes ou à direction communiste s’établissent entre 1945 et 1949. Dès lors, Staline est placé devant un problème nouveau: comment concilier la souveraineté des États dirigés par des partis communistes nationaux avec les exigences du mouvement communiste international, identifiées depuis près de trente ans avec celles du parti soviétique? Des heurts se produisent en Europe, dès 1945, avec Tito et Dimitrov, en Asie à la même époque avec Mao Zedong, un peu plus tard avec les dirigeants d’autres partis (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie).

Pour remplacer le Komintern, dissous en 1943, Staline pense à créer un nouveau centre. Ce sera, en septembre 1947, le Bureau d’information des partis communistes, le Kominform (U.R.S.S., Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, plus les partis communistes de France et d’Italie). Celui-ci sert surtout à discipliner les partis des pays de l’Est, lorsque Staline, en 1948, croyant renverser Tito «d’un mouvement du petit doigt», s’engage dans une crise avec la Yougoslavie, dont il ne connaîtra pas la fin. Cette crise donne le signal des épurations dans les pays de l’Est: procès et exécution de Laszlo Rajk à Budapest (1949), de Traj face="EU Caron" カo Kostov à Sofia (1950), de V. Patrascanu à Bucarest (jugé en 1948, exécuté en 1954), emprisonnement de W/ladys/law Gomu/lka en Pologne (1949), procès et exécution de Rudolf Slánský en Tchécoslovaquie (1951-1952).

Nulle part en Europe, Staline n’a su concilier l’unité du mouvement et la diversité des conditions nationales. Dès qu’il s’est heurté non pas à une résistance, mais à un certain sens national, il a frappé, rétablissant l’unité par la terreur, ne tolérant au pouvoir que les membres de son appareil. Il lègue ainsi à ses successeurs un problème qu’il a contribué à rendre presque insoluble.

4. La politique extérieure

La coexistence pacifique

Après l’échec des révoltes communistes de 1923 en Allemagne et de 1924 en Estonie et en Bulgarie, Staline affirme que «le capitalisme s’est stabilisé». Il expose les principes de la coexistence pacifique: de Lénine il a retenu une idée simple: «Dans le monde, il y a aujourd’hui deux mondes», celui de l’impérialisme et celui du socialisme. Il n’y a pas de troisième terme. Entre les deux se pose la question kto kavo? («qui l’emporte?»). Jusqu’à ce que cette question soit tranchée, il y a coexistence. Mais, dit Staline, «la stabilisation du capitalisme [...] conduit à une accentuation des contradictions capitalistes, la stabilisation du socialisme à un amenuisement des contradictions et à un renforcement du socialisme...» (discours du 9 mai 1925). C’est une coexistence qui conduit moins à l’entente qu’à la victoire. L’Union soviétique, «du seul fait de son existence, révolutionne le monde entier». Elle doit utiliser les contradictions du capitalisme d’où naissent des conflits. Face à ces derniers, déclare Staline le 19 janvier 1925, «nous ne resterons pas les bras croisés. Nous devrons agir, mais nous serons les derniers à le faire. Et nous le ferons de façon à jeter dans la balance, le moment venu, le poids décisif.»

Ces phrases contiennent l’essentiel de la politique extérieure de Staline: renforcer l’Union, empêcher le regroupement des adversaires, attendre son heure, ne sacrifier ni la sécurité de l’État soviétique, ni les virtualités du mouvement communiste. Accusé par Trotski de trahir la révolution, dénoncé par Hitler comme un dangereux révolutionnaire, Staline avance à couvert, ne dévoilant pas ses intentions, tentant à sa manière de concilier les intérêts et la mission. Il est certes plus sensible à ceux-là qu’à celle-ci, mais il sait que, sans mission universelle, l’État soviétique perd son caractère, et le parti, par voie de conséquence, son monopole. Que devient alors le secrétaire général?

De 1925 à 1938, Staline connaît de nombreuses déceptions: en Chine en 1927 avec le retournement du Guomindang; en Allemagne en 1933 avec l’écrasement du Parti communiste; en France et en Espagne avec l’échec des fronts populaires; en Mandchourie avec la poussée japonaise; en Europe avec Munich et le cauchemar d’une entente anglo-franco-germano-italienne.

Le 10 mars 1939, Staline, fort de son industrie et de son armée, annonce que l’U.R.S.S. «ne tirera les marrons du feu pour personne». C’est l’époque du pacte avec l’Allemagne, de la «grande alliance» et de la «guerre froide» qui s’annonce.

La guerre (1941-1945)

Staline se consacre surtout à la conduite des opérations et à la politique étrangère. Loué jusqu’en 1956 comme un stratège étonnant, Staline, depuis, a été très critiqué. De nombreux dirigeants, le maréchal G. Joukov dans ses Mémoires , des historiens comme A. M. Nekritch, dans son livre L’Armée rouge assassinée , ont montré que Staline n’avait pas prévu l’attaque du 22 juin 1941, n’avait pas préparé le pays et était responsable des revers de la première année de la guerre. Khrouchtchev, dans son discours au XXe congrès, a affirmé que Staline dirigeait les opérations militaires en consultant, en guise de carte géographique, une «mappemonde».

Il est difficile de se prononcer sur la valeur de Staline comme chef de guerre. Ses erreurs sont évidentes, sans parler de ses défaillances. Était-il pour autant un amateur incapable? Il a fait preuve en tout cas d’une énergie certaine le 7 novembre 1941, lorsqu’il a passé en revue ses troupes dans Moscou en partie évacuée. Dans ses conversations avec ses alliés, il a montré un goût très vif pour la technique militaire, notamment en matière d’armements. Si, sur le plan militaire, il ne peut être tenu pour un incapable, Staline n’était pas pour autant un génie stratégique.

Pour un observateur occidental, la politique de Staline, pendant et après la guerre apparaît sous des couleurs très sombres: un pacte avec Hitler suivi d’une alliance de circonstance avec l’Occident, suivie elle-même de crises répétées et d’une mésentente croissante.

Du point de vue de Staline, il en est autrement: le rapprochement avec Hitler est-il plus scandaleux que celui de Lénine avec l’Allemagne en 1922? La méfiance à l’égard des Alliés n’est-elle pas justifiée par l’attitude de ceux-ci à son égard? Les crises de Berlin et de Corée n’ont-elles pas pour motif la nécessité de résister à des empiétements inadmissibles?

Plutôt que de chercher qui a raison, on peut tenter de rétablir les enchaînements qui expliquent, s’ils ne justifient pas.

L’entente du 23 août 1939 avec Hitler était fondée sur le partage de la Pologne. Une fois aux prises avec Hitler, Staline ne consent, en juillet 1941, à envisager une Pologne à ses frontières qu’amputée des territoires qu’il lui a pris en 1939. Comment dès lors gagner l’amitié de la Pologne? Staline n’a d’autre choix que de dominer l’allié imprévu. Il ne peut tolérer une indépendance réelle qui, au pire, se tournerait contre lui; au mieux, ferait écran entre lui et l’Allemagne.

Les négociations du temps de guerre

Staline, qui n’a jamais voulu quitter la Russie ou au moins le périmètre contrôlé par ses forces armées, rencontre Churchill quatre fois (Moscou, août 1942 et oct. 1944; Téhéran, nov. 1943; Yalta, févr. 1945) et Roosevelt deux fois, à Téhéran et à Yalta.

Au cours de ces rencontres, Staline ne s’oppose pas aux grands desseins de Roosevelt pour l’organisation future de la sécurité mondiale (O.N.U.). Il n’en définit pas moins ses projets à lui: annexions de territoires en Europe et en Extrême-Orient, bases militaires en Méditerranée, influence sur l’est de l’Europe et sur l’Allemagne (y compris le bassin de la Ruhr). Les discussions se concentrent sur la Pologne. Staline a rompu en avril 1943 avec le gouvernement polonais à propos de l’affaire de Katyn. À la Conférence de Téhéran, il amène ses alliés à accepter le principe d’un déplacement des frontières polonaises vers l’ouest. Il s’entend ensuite avec un Comité polonais de libération, constitué en U.R.S.S., devenu en 1945 gouvernement provisoire, et qui accepte la frontière de septembre 1939 en Pologne orientale. L’accord de Yalta prévoit la «réorganisation» de ce gouvernement provisoire et conduit à l’établissement en Pologne d’un régime de démocratie populaire que Staline domine sans partage. La voie vers l’Allemagne lui est ainsi ouverte. Dans les Balkans, Staline s’intéresse surtout à la Roumanie, à la Bulgarie et aux détroits; en Extrême-Orient, à la Chine du Nord-Est et aux îles japonaises du Pacifique septentrional.

Ce programme pourrait s’interpréter comme un retour à la politique traditionnelle des intérêts d’État. La manière dont il est appliqué, l’utilisation des partis communistes comme instruments de la politique de Staline, la réapparition en 1945 dans la propagande de ces partis des mots d’ordre idéologiques et révolutionnaires créent cependant une ambiguïté.

«La force peut beaucoup, lui a écrit Churchill le 7 mars 1944, mais la force appuyée sur la bonne volonté du monde peut plus encore.» Ce «plus encore», Staline ne peut l’obtenir. Le régime qu’il a édifié ne le lui permet pas. Il est ainsi conduit, quelle qu’ait été sa prudence, à affronter des crises qu’on interprète, à l’Ouest, comme le signe de sa volonté d’expansion. Celle-ci, pourtant, n’est pas sans limites.

Les choix de l’après-guerre

Pour Staline, le retour à la paix signifiait le choix entre deux extrêmes. L’un des termes de l’alternative était une politique d’entente avec ses alliés de la guerre, afin de reconstruire le pays et de donner au peuple le repos auquel il aspirait. L’autre conduisait à une expansion favorisée par la victoire et à la prépondérance de la Russie soviétique au moins en Europe et en Asie.

Ces deux tendances ont existé. La première est celle que Maxime Litvinov, déjà en disgrâce, évoquait discrètement en 1946 dans des entretiens avec des représentants occidentaux. La seconde, représentée notamment par André Jdanov au Kominform en 1947, se révèle dans les écrits, hostiles à Staline, d’un intellectuel soviétique, Roy Medvedev (Let History Judge , 1971). Selon R. A. Medvedev, Staline n’a pas développé assez loin son action en Europe dans les années postérieures à la guerre.

Entre les deux, Staline refuse de trancher. Le «disciple de Lénine» ne pouvait ignorer le mouvement communiste. L’«agent d’exécution» ne pouvait se laisser guider par le pathos révolutionnaire. Sa politique est donc de faire avancer le camp socialiste, mais à pas comptés et contrôlés. Pour cela, il faut garder un contact avec l’Amérique, de façon à progresser sans jamais susciter une réaction trop forte. En Europe et en Asie, Staline organise la coupure entre une partie déjà sous son contrôle (Europe orientale, Mandchourie, Corée du Nord) et une partie encore indépendante de lui mais en proie aux troubles et aux contradictions. C’est la «coexistence» décrite par lui dès 1925.

Mais, trop lourde pour ce qu’elle a de progressif, trop progressive pour ce qu’elle a de lourd, la politique de Staline après la guerre ne lui donne ni la paix par l’entente, ni la victoire par l’expansion. Il est conduit par la nature de son pouvoir à user de la contrainte, qui à son tour arrête la progression et suscite la résistance. L’État soviétique n’est pas devenu universel. Il ne se résigne pas non plus à devenir particulier, comme les autres. Cette antinomie pèse en 1953 sur le monde communiste et sur le monde en général. Elle n’a pas disparu complètement aujourd’hui.

L’impasse

En février 1946, Staline a donné les consignes pour l’avenir: toujours plus d’acier, de charbon, de pétrole! En 1950, la production industrielle retrouve le niveau d’avant-guerre. Mais l’agriculture est toujours en retard. Le pain fait parfois défaut dans les villes. Les conditions de vie et de logement restent très dures. Le parti, après la victoire, entend d’abord rétablir la discipline et l’uniformité. Les déportations reprennent et s’amplifient. De 1946 à 1948, Jdanov sévit dans les lettres et dans les sciences. Après sa mort en août 1948, de nouvelles vagues d’épuration frappent ses partisans, ainsi que de nombreux milieux, notamment israélites. À la fin de 1952, les «médecins assassins», la plupart d’origine juive, sont arrêtés et convaincus d’avoir fait mourir tout un groupe de dirigeants communistes. L’ère des procès semble recommencer.

À l’extérieur, Staline a vu s’organiser le Pacte atlantique, les premières étapes de la Communauté européenne occidentale, l’accord de sécurité nippo-américain. Ses adversaires, loin de se dissocier, tendent à s’unir. Au XIXe congrès du parti, en octobre 1952, dans son dernier discours, il exhorte d’une voix éteinte les partis communistes à «relever le drapeau de l’indépendance nationale». Il prétend miser sur de nouvelles «contradictions» entre les pays non communistes. On a l’impression qu’ici aussi il se répète.

Peut-être même s’interroge-t-il sur la valeur de son œuvre. De bons témoins nous le dépeignent à la fin de sa vie, amer, morose, angoissé. Les dernières années de Staline ont quelque chose de tragique. La toute-puissance qu’il a accumulée le laisse désarmé devant les obstacles que la force, son instrument de prédilection, ne parvient plus à vaincre. Frappé de congestion cérébrale, Staline meurt au Kremlin le 6 mars 1953. Dans ses derniers instants, il lance vers les assistants «un regard furieux, rempli d’effroi devant la mort». Son corps est déposé le 9 mars au mausolée, à côté de celui de Lénine. Il y reste jusqu’au mois d’octobre 1961. Il repose désormais au pied du mur du Kremlin.

5. Staline et Lénine

Staline enterré, le silence se fait autour de son nom. Une fois débarrassés de Beria (juin 1953), les successeurs mesurent le poids de l’héritage. En février 1956, Khrouchtchev, dans un discours à huis clos, au XXe congrès du P.C.U.S., rompt le silence. Staline, déclare-t-il, a sévi avant la guerre contre des innocents. Il n’a été ensuite qu’un médiocre stratège. Plus tard, sa suspicion était telle qu’il prenait Vorochilov pour un «espion anglais».

Ce discours et les événements consécutifs ouvrent une discussion qui est loin d’être close: Staline a-t-il, par la rudesse de son caractère, déformé légèrement une trajectoire qui reste juste? Ou bien est-ce le régime hérité de Lénine qui est en cause?

La première version est la version officielle de l’U.R.S.S., de la Chine et, en pratique, de tous les partis communistes. Il existe cependant des nuances. Certains, tels Togliatti en Italie et Mao en Chine, ont parlé de «dégénérescence» de la société soviétique ou d’«insuffisances» du système et du parti. Staline serait un cas typique d’un mal plus général, le mal «bureaucratique». Resterait alors à expliquer comment ce mal, latent dans toutes les sociétés de type scientifique industriel, a pu produire en U.R.S.S. des résultats qui ne s’observent pas ailleurs.

Selon les tenants d’un second mode d’explication, sans le système du parti unique et de la dictature, fondé lui-même sur l’idée d’un processus révolutionnaire supérieur à toute légalité, jamais un homme comme Staline n’aurait pu parvenir non seulement à prendre le pouvoir mais à le conserver jusqu’à sa mort. Les épurations, les procès sont bien le fait de Staline. Mais la suprématie du parti qui les fonde n’a pas été inventée par lui. Ici aussi, des nuances apparaissent. Certains insistent sur la longue tradition despotique de la Russie; d’autres rappellent les menaces qui pesaient sur l’État soviétique à ses débuts; d’autres enfin soulignent l’influence du messianisme révolutionnaire. Tous s’accordent néanmoins pour penser que Staline n’est pas seul en cause et qu’avec lui c’est la théorie même du bolchevisme qu’il faut récuser.

À partir de là se dessinent trois courants. Selon l’un, il faut revenir au socialisme libéral et ne jamais sacrifier la démocratie «formelle» à la démocratie «réelle». Selon l’autre, il faut briser toutes les institutions quelles qu’elles soient et s’orienter vers un socialisme de spontanéité et d’autogestion, qui rappelle, par plus d’un trait, le socialisme utopique, antérieur à Marx. Selon le troisième, c’est la théorie socialiste dans son ensemble qui est critiquable; elle doit faire place à des conceptions plus réalistes et plus rationnelles.

Dans quelque groupe qu’on se range, il paraît difficile de nier qu’entre Lénine et Staline il existe, malgré les différences, un élément de continuité. Sans l’appareil du parti, sans l’idée du «processus révolutionnaire», sans l’affirmation qu’une transformation totale de la société est nécessaire et possible, Staline aurait été arrêté dans son ascension et privé des moyens que le mythe du parti, avant-garde de la classe ouvrière, lui a fournis.

Ainsi, par l’excès même des maux qu’il a causés, Staline laisse derrière lui une grande question. Qu’est-ce que le socialisme? Comment peut-il être conçu et appliqué sans retomber dans des déviations qui ont duré près de trente ans?

D’une façon plus générale, l’histoire de Staline amène à réfléchir sur la question du pouvoir, de ses limites et de sa nature dans les sociétés modernes.

Staline n’a pas la survie qu’il aurait souhaitée. Il est objet de réprobation, secrète ou avouée, non d’admiration. Mais il ne peut être ignoré. Il sert ainsi, malgré lui, une cause plus vaste que celle qu’il a embrassée dans sa jeunesse.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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